Le théâtre nous donne des tirades extraordinaires, démentes, longues, à griller le cerveau, et pourtant, ces morceaux de bravoures sont un pur délice quand ils sont lancés sur la scène. Vous, le spectateur, hypnotisé par la puissance du verbe, recueille avec bonheur cet instant magique que vous garderez en mémoire pour très longtemps.
Il existe nombre de tirades, et parmi toutes celles dont la célébrité les a porté au firmament de la gloire, je ne peux résister à vous proposer la tirade du "nez" de "Cyrano de Bergerac" d'Edmond Rostand. (Comédie en 5 actes et en vers, jouée le 27 décembre 1897). Cette pièce a été jouée plus de 20.000 fois depuis sa création, sans compter les films.
Trois coups, la pénombre est là, le rideau s'est levé, les acteurs ont commencé sans vous, car vous êtes en retard ; donc vous vous installez sans bruit au moment où... :
De Guiche
Personne ne va donc lui répondre ?
Le Vicomte
Personne ?…
Attendez ! Je vais lui lancer un de ces traits !…
(Il s’avance vers Cyrano qui l’observe, et se campant devant lui d’un air fat.)
Vous… vous avez un nez… heu… un nez… très grand.
Cyrano, gravement.
Très.
Le Vicomte, riant.
Ha !
Cyrano, imperturbable.
C’est tout ?…
Le Vicomte
Mais…
Cyrano
Ah ! non ! c’est un peu court, jeune homme !
On pouvait dire… Oh ! Dieu !… bien des choses en somme…
En variant le ton, — par exemple, tenez :
Agressif : « Moi, monsieur, si j’avais un tel nez,
Il faudrait sur-le-champ que je me l’amputasse ! »
Amical : « Mais il doit tremper dans votre tasse !
Pour boire, faites-vous fabriquer un hanap ! »
Descriptif : « C’est un roc !… c’est un pic !… c’est un cap !
Que dis-je, c’est un cap ?… C’est une péninsule ! »
Curieux : « De quoi sert cette oblongue capsule ?
D’écritoire, monsieur, ou de boîte à ciseaux ? »
Gracieux : « Aimez-vous à ce point les oiseaux
Que paternellement vous vous préoccupâtes
De tendre ce perchoir à leurs petites pattes ? »
Truculent : « Çà, monsieur, lorsque vous pétunez,
La vapeur du tabac vous sort-elle du nez
Sans qu’un voisin ne crie au feu de cheminée ? »
Prévenant : « Gardez-vous, votre tête entraînée
Par ce poids, de tomber en avant sur le sol ! »
Tendre : « Faites-lui faire un petit parasol
De peur que sa couleur au soleil ne se fane ! »
Pédant : « L’animal seul, monsieur, qu’Aristophane
Appelle Hippocampelephantocamélos
Dut avoir sous le front tant de chair sur tant d’os ! »
Cavalier : « Quoi, l’ami, ce croc est à la mode ?
Pour pendre son chapeau, c’est vraiment très commode ! »
Emphatique : « Aucun vent ne peut, nez magistral,
T’enrhumer tout entier, excepté le mistral ! »
Dramatique : « C’est la Mer Rouge quand il saigne ! »
Admiratif : « Pour un parfumeur, quelle enseigne ! »
Lyrique : « Est-ce une conque, êtes-vous un triton ? »
Naïf : « Ce monument, quand le visite-t-on ? »
Respectueux : « Souffrez, monsieur, qu’on vous salue,
C’est là ce qui s’appelle avoir pignon sur rue ! »
Campagnard : « Hé, ardé ! C’est-y un nez ? Nanain !
C’est queuqu’navet géant ou ben queuqu’melon nain ! »
Militaire : « Pointez contre cavalerie ! »
Pratique : « Voulez-vous le mettre en loterie ?
Assurément, monsieur, ce sera le gros lot ! »
Enfin parodiant Pyrame en un sanglot :
« Le voilà donc ce nez qui des traits de son maître
A détruit l’harmonie ! Il en rougit, le traître ! »
– Voilà ce qu’à peu près, mon cher, vous m’auriez dit
Si vous aviez un peu de lettres et d’esprit :
Mais d’esprit, ô le plus lamentable des êtres,
Vous n’en eûtes jamais un atome, et de lettres
Vous n’avez que les trois qui forment le mot : sot !
Eussiez-vous eu, d’ailleurs, l’invention qu’il faut
Pour pouvoir là, devant ces nobles galeries,
Me servir toutes ces folles plaisanteries,
Que vous n’en eussiez pas articulé le quart
De la moitié du commencement d’une, car
Je me les sers moi-même, avec assez de verve,
Mais je ne permets pas qu’un autre me les serve.
De Guiche, voulant emmener le vicomte pétrifié
Vicomte, laissez donc !
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Et maintenant, imaginez la mémoire pour dire cette tirade, et qui n'est pas la seule de la pièce. Et le jeu d'acteur qu'il faut employer pour rendre vivant avec panache ce texte ! Bon courage !
Cyrano de Bergerac, d'Edmond Rostand (texte complet)
"Edmond" est une pièce de théâtre d'Alexis Michalik créée au Théâtre du Palais Royal, à Paris, en 2016. Alexis Michalik, reprendra sa pièce pour en faire un film "Edmond", en 2018. (Sur Netflix en 2024).
Edmond (film 2019) de Michalik
Vie d'Edmond Rostand (in wikipedia)